Comment Ron Davis et Filbert Bayi ont marqué l’histoire de la Tanzanie

Lorsque Ron Davis se mit à l’athlétisme, il n’imaginait probablement pas que sa passion l’amènerait à voyager à travers le globe et encore moins à s’établir à l’autre bout du monde, en Tanzanie.

Pourtant, après une rencontre fortuite avec des icônes olympiques et une tournée en Afrique, l’athlète américain devenu entraîneur trouva sa véritable vocation en s’associant à FilbertBayi.

Né en 1941 à New York, Ron n’a pas eu un départ facile dans la vie. À l’âge de quatre ans, son père fut emprisonné pour vol à main armée dans le New Jersey. Une fois libéré de prison, il se remaria et, à douze ans, Ron emménagea avec lui.

« C’est en Virginie que j’ai connu la ségrégation et le racisme à la mode du Sud », se souvient Ron. J’ai appris à dire « Oui monsieur » et « Non monsieur », à ne pas regarder une femme blanche, à boire l’eau des fontaines et aller aux toilettes là où les panneaux indiquaient « colored » (personnes de couleur) ou « black » (personnes noires). De plus, je ne pouvais fréquenter qu’une école entièrement réservée aux personnes de couleur. »

Ron, bon joueur de basket et de base-ball, vivait avec sa mère pendant ses études secondaires. Le terrain d’entraînement de l’équipe de base-ball du lycée étant trop éloigné, Ron ne pouvait se rendre tous les jours à l’entraînement. Sans argent pour payer le transport, il bifurqua vers l’athlétisme et se distingua dans les courses de fond. Lorsqu’il finit par réaliser le sixième meilleur temps du pays sur un mile à l’occasion du meeting de l’Université Brown, Ron battit un record vieux de 24 ans.

À l’époque, une idée fausse circulait selon laquelle les Noirs ne pouvaient pas courir plus de 400 m. Pourtant, Ron reçut des dizaines d’offres de bourses universitaires. Il fréquenta l’université d’État de San Jose en Californie et devint membre de l’équipe All-America (équipe virtuelle qui consacre les meilleurs joueurs amateurs des États-Unis). Ron fut également un maillon essentiel de l’équipe historique des Championnats de cross-country de la NCAA en 1962, la première équipe multiethnique à remporter le titre de la première division (alors appelée division universitaire).

En 1968-1969, en tant qu’entraîneur assistant des étudiants de son alma mater, il croisa le chemin de Tommie Smith et de John Carlos, médaillés d’or et de bronze sur 200m aux Jeux olympiques de 1968. À Mexico, les deux hommes avaient été contraints par le Comité olympique des États-Unis de l’époque (USOC) de rentrer chez eux pour avoir sur le podium manifesté leur opposition au non‑respect des droits de l’homme. Leur action leur valut d’être par la suite ostracisés et victimes de menaces de mort. Toutefois, elle inspira Ron qui apprit à connaître ces hommes personnellement et passa beaucoup de temps avec eux et avec Lee Evans, un autre médaillé d’or olympique et militant des droits civiques.

L’athlétisme en Afrique

Les attaches de Ron avec l’Afrique se formèrent au début des années 1960. Au plus fort de la guerre froide entre les États-Unis et l’Union soviétique, Ron prit part à une tournée de bienfaisance en Afrique en 1964, en tant que membre de l’équipe américaine. En proposant aux athlètes de concourir lors de meetings et en organisant des conférences, l’intentiondes organisateurs de la tournée était de montrer que la vie dans un pays démocratique tel que les États-Unis était meilleure qu’en Union soviétique.

L’équipe fit escale au Mali, au Burkina Faso, au Niger, au Bénin, au Ghana, en Guinée, en Sierra Leone et en Algérie. Lors de l’une des conférences, un étudiant dans le public posa à Ron la question suivante : « Pourquoi désigne-t-on les athlètes noirs sous le terme “Américains” pendant les Jeux olympiques, alors qu’avant et après les Jeux, ils sont appelés “nègres” et traités comme des citoyens de seconde zone, confrontés au racisme et à des difficultés pour obtenir un logement et un emploi ? »

Avec cette question, l’étudiant venait de toucher une corde sensible. Elle eut pour effet de pousser Ron à s’intéresser davantage à l’Afrique coloniale et à ses luttes pour l’indépendance, ce qui l’amena plus tard à exercer comme entraîneur au Nigeria, à Maurice, en Tanzanie, au Soudan, en Somalie, à Djibouti, au Mozambique, et à être conférencier Fulbright à Brazzaville, au Congo.

Une décennie plus tard, Ron et Lee Evans devinrent les entraîneurs de l’équipe d’athlétisme du Nigeria. Plusieurs pays africains boycottèrent les Jeux olympiques de 1976 à Montréal, car le CIO refusa d’interdire la participation de la Nouvelle-Zélande après la tournée de son équipe nationale de rugby en Afrique du Sud, pays de l’apartheid. En 1978, le Nigeria décida de boycotter les Jeux du Commonwealth à Edmonton pour les mêmes raisons. Ron, directement impacté par les boycotts, eut la chance de rencontrer le ministre tanzanien de la Culture et des Sports qui, en 1979, l’engagea comme entraîneur national d’athlétisme pour la Tanzanie.

À l’époque, l’athlète vedette de la Tanzanie s’appelle FilbertBayi. En 1974, ce dernier fit la une des journaux internationaux en remportant le titre de champion du Commonwealth sur 1500m avec à la clé un record du monde. Considéré comme l’un des plus grands 1500m de tous les temps, Filbert prit la tête dès le départ et la conserva jusqu’à la ligne d’arrivée, battant le record du monde en 3’32’’16 à la suite de ce qui était sa cinquième course en sept jours. Un an plus tard, Filbert battit le record du monde du mile, en 3’51’’00 à Kingston, en Jamaïque.

Lorsque Ron fut engagé pour la première fois comme entraîneur principal de la Tanzanie, Filbert soignait une blessure en Allemagne. À son retour, Filbert, ouvert à l’entraînement, discipliné et assidu, accepta volontiers le système d’entraînement de Ron.

Si la Tanzanie n’avait pas boycotté les Jeux olympiques de 1976, Filbert aurait été un favori pour une médaille sur 1500m. L’année suivante, Filbert décida de revenir au steeple, une épreuve qu’il n’avait pas disputée depuis son élimination des séries des Jeux olympiques de 1972 en tant qu’U20.

Les premiers signes de la saison 1980 furent prometteurs. Filbert remporta son 3000m steeple lors du DN Galan à Stockholm en 8’17’’98, le meilleur temps avant les Jeux olympiques de Moscou.

Confiant et déterminé à gagner une médaille pour la Tanzanie, Filbert se lança dans la finale olympique à un rythme sur les bases du record du monde. Son temps de passage de 5’20’’ aux 2000 mètres était à l’époque le meilleur temps au monde. Filbert distança même le Polonais Bronisław Malinowski, médaillé d’argent olympique en 1976, de trente mètres. Mais avec la fatigue, son avance fut réduite à seulement cinq mètres à un tour de l’arrivée et Filbert fut inévitablement rattrapé par Malinowski. Néanmoins, le Tanzanien tint bon et termina deuxième avec un record national de 8’12’’48, offrant ainsi à la Tanzanie sa toute première médaille olympique de son histoire.

« Grâce à [ma] médaille d’argent lorsqu’il m’entraînait, je considère Ron Davis comme un héros », a déclaré Filbert dans une interview accordée à SpeedEndurance.com en 2019. « Je ne l’oublierai jamais. J’ai connu des hauts et des bas avec lui et nous sommes toujours amis. »

Des décennies plus tard, lorsque mission lui fut donnée de relancer l’athlétisme dans son pays, Filbert fit de nouveau appel à son ami Ron. « Il est la seule personne à avoir apporté des médailles olympiques à la Tanzanie. »

Poursuivre l’engagement olympique

Au début des années 1980, Atlanta envisageait de se porter candidate pour accueillir les Jeux olympiques de 1996.Le coprésident de l’événement, ancien ambassadeur des Nations unies et maire d’Atlanta, Andrew Young, contacta Ron. La coopération entre les deux hommes porta ses fruits : Atlantaaccueillit 80 athlètes de 11 pays dans un camp d’entraînement préolympique avant les Jeux de 1984 etRon fut nommé responsable de 11 équipes, dont neuf étaient africaines.

Des années plus tard, Ron fonda et dirigea le camp d’entraînement préolympique de LaGrange sous le programme I Train in LaGrange (je m’entraîne à LaGrange). Avant les Jeux olympiques d’Atlanta en 1996, il accueillit plus de 500 athlètes de 45 pays, nombre d’entre eux en provenance du continent africain.

« Il ne fait aucun doute dans mon esprit, alors que je faisais du lobbying pour qu’Atlanta obtienne les Jeux olympiques de 1996, que ce qu’Atlanta a fait en 1984 a contribué à ce que la ville remporte la candidature », a déclaré Ron. Historiquement, LaGrange est une ancienne ville cotonnièredans laquelle de nombreux Africains ont été des travailleurs esclaves. Malheureusement, ce qui aurait pu devenir un héritage olympique après les Jeux a été abandonné.

En 1992, alors que l’Afrique du Sud était en voie de réintégration dans le Mouvement olympique, l’IAAF (aujourd’hui World Athletics) organisa des compétitions officielles à Dakar et à Johannesburg opposant l’Afrique du Sud au reste de l’Afrique. Ronfut nommé entraîneur de l’équipe africaine et organisa la rencontre entre la délégation d’athlétisme en visite et le candidat à la présidence Nelson Mandela.

« Dès que Mandela est entré dans la salle de réunion, son énergiea imprégnétout l’espace », se souvient Ron. Lors de la conférence de presse, Mandela s’est excusé auprès des athlètes et des responsables sportifs africains pour la façon dont le boycott des grands événements sportifs internationaux les avait affectés en raison de la politique d’apartheid en Afrique du Sud. Cetteréunionmarqua la réconciliation entre l’Afrique du Sud, le continent africain et la communauté sportive internationale.

2020 et au-delà

En 2018, FilbertinvitaRon à revenir en Tanzanie et, ensemble, ils conçurent le programme 2020 and Beyond (2020 et au-delà) dont l’objectif premier est de détecter, d’entraîner, de former et de préparer des athlètes talentueux dans un pays dont la dernière médaille olympique remonte à 40 ans.

« Je serai toujours reconnaissant envers FilbertBayi de m’avoir permis de revenir chez moi », a déclaré Ron. « J’ai toujours rêvé de passer le reste de ma vie en Tanzanie. »

Ronest persuadé que le pays a des coureurs talentueux, mais qu’ils sont rarement détectés ; et quand ils le sont, souvent ils se « perdent en route ». En se concentrant sur les Jeux olympiques de Paris 2024, il a identifié quelques stars potentielles en Tanzanie, notamment les coureuses de demi-fond Regina Mpigachai et GaudenciaManeno, les sprinters Benedicto Mathias et MatikoNyamaraga, et le futur spécialiste du 800m, Amos Charles.

L’école de Filbert et sa fondation espèrent désespérément obtenir les financementspour doter l’école d’une piste d’entraînement praticable par tous les temps.

Un héritage durable

Aujourd’hui âgé de 79 ans, Ron a enfin trouvé la paix en Afrique et poursuit son travail de développeur sportif, sur les pistes comme en dehors.

Myles Schrag, un écrivain qui travaille sur les mémoires de Ron et Filbert, décrit Ron comme « extrêmement généreux, accompli et passionné par les gens ». Tout au long de sa carrière sportive, il a agi pour que les athlètes reçoivent une éducation, car, « grâce à ce bagage, ils peuvent rentrer chez eux un jour et contribuer au développement national de leur pays ».

Ron a récemment aidé Regina Mpigachai, l’une de ses athlètes, à préparer le test d’anglais du TOEFL, car il a été le témoin direct de l’importance de la transmission des connaissances à la jeune génération.

« Ils (Filbert et d’autres athlètes avec lesquels il a déjà travaillé) ont adopté ma philosophie et redonnent en offrant une éducation gratuite aux jeunes et aux étudiants-athlètes potentiels de leur pays pour leur permettre d’obtenir des bourses d’études sportives dans les universités », explique Ron.

Filbert, quant à lui, a offert à Ron le plus beau cadeau qu’un athlète puisse faire à un entraîneur : une médaille olympique, une nouvelle maison et la possibilité de transmettre sa passion pour l’athlétisme à la prochaine génération d’athlètes tanzaniens.

Selon Ron, « ce qui fait vraiment la différence, c’est ce que nous faisons pour les autres sans rien demander en retour ».

Alice Annibali pour World Athletics


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