Dabo et Busby: comment un élan de bienveillance a fait basculer la vie des deux athlètes

Braima Dabo dira avoir agi de façon naturelle en arrêtant sa course pour aider Jonathan Busby, il y a un an, sur la piste de Doha. Les faits se déroulèrent lors de la première série du 5000m masculin des Championnats du monde de World Athletics Doha 2019. L’Éthiopien Selemon Barega remporta la course et tous les coureurs franchirent la ligne d’arrivée, sauf Braima Dabo, représentant la Guinée-Bissau, et Jonathan Busby, d’Aruba.

Au moment de dépasser Jonathan, Braima se rendit compte que l’Arubais était à bout de forces et dans l’incapacité de finir la course. Il s’arrêta alors pour lui venir en aide.

« J’avais devant moi une personne qui avait besoin d’aide », a déclaré Braima en portugais, « Alors, je suis allé l’aider, c’est tout. Rien de plus normal. »

Pour le reste du monde, c’était tout sauf ordinaire que Braima sacrifie sa course pour aider un rival à franchir la ligne d’arrivée. Les deux hommes reçurent une ovation lorsqu’ils franchirent ensemble la ligne d’arrivée du stade Khalifa de Doha. Pourtant, ce n’était rien comparé à ce qui advint par la suite.

Cet acte singulier, d’une rare bienveillance sportive, fit la une des journaux du monde entier.L’histoire fut relayée à la télévision, dans les journaux et saluée en ligne et sur les réseaux sociaux. Une vidéo du moment a été visionnée, à ce jour, plus de sept millions de fois sur les plates-formes de World Athletics.

Braima fut acclamé pour le fair-play dont il fit preuve et devint l’objet d’une frénésie médiatique à Doha, ce qu’il ne comprit pas tout à fait.

« Ce qui s’est passé dans ma vie après cela a été comme un cauchemar », déclara le jeune homme de 27 ans dans un éclat de rire. « Quand j’ai vu l’attention que les gens m’ont accordée à Doha, j’ai d’abord eu peur. Je n’ai pas compris pourquoi, car je pensais que mon acte était normal. Ce n’est que lorsque je suis rentré au Portugal que des amis m’ont aidé à comprendre la raison de cette effervescence.

“Après cela, j’ai ressenti de la gratitude, car les gens m’ont témoigné de l’amour et se sont souciés de moi. Je me suis senti chanceux et je suis très reconnaissant envers tout le monde. »

Le prix du Fair-play

En novembre 2019, Braima et Jonathan se sont envolés pour Monaco où le Bissau-Guinéen a reçu le Prix international du Fair-play lors de la cérémonie de remise des Trophées de l’athlétisme de World Athletics.

« Je ne m’attendais pas à cela, car j’ai agi de façon spontanée, naturelle pour moi. Pourtant, quand World Athletics m’a remis le prix, j’étais comme dans un rêve. Cette récompense m’a motivé à aller au bout de mes ambitions dans l’athlétisme et dans ma vie. »

Beaucoup d’autres choses fantastiques sont arrivées au « petit garçon de Guinée-Bissau », comme Braima aime à se décrire.

Les médias portugais se sont emparés de son histoire et cela a conduit à une série d’événements surprenants, dont le plus inattendu a été l’invitation d’un très haut responsable au Portugal.

« La chose la plus importante et la plus étrange qui m’est arrivée a été l’invitation du Président du Portugal pour me décerner une distinction en lien avec ce qui s’est passé à Doha. »

« Ici au Portugal, on m’a même offert pour Noël un voyage en Guinée-Bissau pour voir ma famille après huit ans sans leur rendre visite ! Après cela, je suis allé à São Tomé pour une discussion avec un groupe de motivation et j’ai participé à des conférences TEDx à Matosinhos. »

« J’ai croisé le chemin de gens sympas. Pourtant, la vie dans le monde de l’athlétisme n’a pas beaucoup changé. Je continue d’enfiler mon short et mes chaussures pour aller courir, rien n’a changé », plaisante-t-il. « Comme je ne m’y attendais pas, cet épisode ne m’a pas tellement touché personnellement. La vie n’a pas tellement changé, même si je me suis pris à rêver. »

Braima a utilisé cet élan de popularité pour faire le bien autour de lui. Lorsque la pandémie de COVID-19 a frappé le Portugal, de nombreux étudiants africains se sont retrouvés reclus, sans personne vers qui se tourner pour obtenir de l’aide. Étant lui-même étudiant, Braima savait exactement ce que ces étudiants traversaient. Le Bissau-Guinéen eut alors une idée.

« Étant donné la notoriété associée à mon nom, pourquoi ne pas créer un groupe d’aide pour nourrir ceux qui sont seuls ici », se demanda Braima. « Mon institut et Carritas Portugal ont participé à la collecte de quelques produits de première nécessité pour aider ceux qui n’avaient pas d’argent et j’en suis très fier. »

Jonathan après Doha

Si Braima vit un rêve éveillé depuis Doha, c’est tout le contraire pour l’homme qu’il a aidé.

Pour Jonathan, la douleur paralysante qu’il a ressentie ce jour-là sur la piste annonçait la période difficile à venir.

« L’épisode de Doha était un mélange de déshydratation et de blessures », expliqua Jonathan. Lorsqu’il rentra chez lui, il continua à courir, mais ses résultats furent décevants.

« Après Doha, j’ai participé à quatre courses, mais je n’ai pas obtenu les résultats escomptés. En temps normal, je remporte des courses dans les Caraïbes, mais là ce sont les autres coureurs qui se mirent à me battre. Je me suis fatigué facilement et les courses ne ressemblaient en rien aux précédentes. J’ai été contraint de faire une pause. »

Le coureur de fond de 34 ans a essayé de cerner le problème, sans grand succès.

« J’ai fait des radios de la hanche et du dos, mais ils n’ont rien vu. Je suis encore très raide en ce moment au niveau des adducteurs. »

Jonathan reçut beaucoup d’attention après Doha. Pourtant, tout cela n’a pas été positif.  

« Au début, les messages du monde entier étaient très positifs. Mais ensuite, ils devinrent négatifs et cela m’a affecté. C’était difficile à gérer. »

Pour ne rien arranger, Jonathan fut licencié à deux reprises et perdit sa maison, puis le coronavirus frappa Aruba. Il fut ensuite diagnostiqué d’une dépression bipolaire et passa plus de trois mois dans une clinique pour y être soigné.

« Je ne recevais aucune subvention, pas d’argent, pas de travail, rien, car la situation dans le pays était vraiment mauvaise », déclara-t-il.

« C’était loin d’être tout rose. En ce moment, je me contente de faire de mon mieux pour rester positif. Pour l’heure, je vis chez un ami.J’essaie juste de me remettre sur pied. »

Un coup de projecteur sur l’athlétisme

Les Fédérations d’athlétisme d’Aruba et de Guinée-Bissau ont bénéficié de l’attention que leurs athlètes ont reçue.

« Ce que Braima a fait était quelque chose d’unique », a déclaré Renato Pappy Moura, Président de la Fédération d’athlétisme de Guinée-Bissau. « [C’est] quelque chose qui vient du plus profond de lui, car il est vraiment comme ça. »

« L’événement s’est révélé positif pour nous, car les gens ont commencé à parler davantage de notre pays et de l’humilité de ses habitants. Dans notre pays, on s’est mis à parler beaucoup plus de l’athlétisme et cela était vraiment important pour nous. »

« Le rêve se prolonge encore aujourd’hui. »

Cela a également eu un effet positif à Aruba.

« Cet événement a eu des répercussions sur toute la population d’Aruba, et pas seulement sur l’athlétisme », a déclaré Nigel Nedd, Secrétaire général de la Fédération d’athlétisme d’Aruba. « L’ATIA (Association du commerce et de l’industrie d’Aruba) avait prévu de faire venir Braima à Aruba, le 18 mars, pour un prix de reconnaissance. Or, tout a été annulé en raison de la COVID-19. »

La pandémie a été catastrophique pour de nombreux secteurs de l’île et en particulier pour l’athlétisme. Elle a limité l’aide que la Fédération a pu offrir à Jonathan en ces temps difficiles.

« Tous nos athlètes reçoivent une subvention en cas de blessure, mais dans le cas de Jonathan, il a également subi l’internement dans une clinique pour traiter sa dépression », explique Nedd. « Voilà qui rendait l’octroi d’une aide encore plus impérieuse. Sur l’île, les temps sont durs. Beaucoup sont au chômage parce qu’Aruba dépend du tourisme qui a connu un coup d’arrêt. Il faudra au moins une année supplémentaire à partir de maintenant pour que nous puissions nous relever. »

La Fédération bissau-guinéenne connaît également des difficultés.

« Pour l’instant, nous sommes limités dans nos activités, car nous rencontrons quelques difficultés au sein de la Fédération. Nous avions ces problèmes bien avant que Braima ne fasse ce qu’il a fait. En revanche, son action n’est pas tombée dans l’oubli. Quand le moment viendra, nous l’utiliserons pour redonner le courage de continuer et d’incarner l’excellence pour notre pays. »

L’amitié pour la vie

Jonathan et Braima sont devenus rapidement amis malgré la distance et la barrière linguistique qui les séparent. Jonathan ne parle pas portugais et Braima ne parle pas anglais. Comment ont-ils réussi alors à rester en contact ?

« J’ai téléchargé un traducteur sur mon téléphone. Quand Braima m’écrit, je passe son texte au traducteur, donc la langue n’a jamais été une barrière », a déclaré Jonathan.

« Depuis ce moment que nous avons partagé à Doha, Jonathan est comme un frère », affirme Braima. « Jonathan m’a raconté ce qu’il a traversé. Ça m’a tout de suite inquiété. La situation liée à la COVID-19 a ajouté du stress dans la vie de Jonathan. Nous en avons parlé et les choses s’améliorent peu à peu. Maintenant je ne suis plus aussi inquiet. Je suis heureux et j’espère que le pire est passé. »

« J’avais vraiment hâte de lui rendre visite en avril lorsque le gouvernement d’Aruba m’a envoyé une invitation. Or, avec les événements que le monde connaît à cause de la COVID‑19, il n’était pas possible de se rendre à Aruba. Jonathan est un gars très gentil, très humble. Notre amitié, c’est pour la vie. »

Jonathan témoigne lui aussi de ses liens d’amitié croissants avec Braima.

« Quand j’ai lu les messages négatifs après Doha et que j’en ai parlé à Braima, il m’a dit de ne pas me soucier de ces choses-là », dit Jonathan.

« Nous discutons, pas tous les jours, mais nous nous parlons. Quand je me fais plus discret, il essaie de me motiver et de savoir où je suis et ce que je fais, pourquoi je ne poste rien sur les réseaux. C’est une personne très attentionnée. »

Tous deux rêvent de participer aux Jeux olympiques de Tokyo 2020, qui ont été reprogrammés pour l’été2021, bien qu’ils soient réalistes quant à leur chance de qualification. Tous deux ont conscience que leur meilleur espoir d’y parvenir serait de se faire inviter, étant donné l’impossibilité de s’entraîner complètement en raison de la pandémie pour Braima et des blessures pour Jonathan.

Quoi qu’il en soit, ce qui a réuni les deux hommes demeure à jamais unique, surtout pour l’Arubais.

« Ce moment, je ne suis pas près de l’oublier », déclare Jonathan. « Quand il m’a pris par les épaules, il est devenu comme un frère pour moi. C’est très spécial ce qu’il a fait pour moi et il a été un ami spécial jusqu’à présent. Il a agi de la sorte à Doha et tout ce que je peux dire, c’est que je suis très heureux de l’avoir rencontré. »

Helen Ngoh pour World Athletics


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